C'est dans un village que ça commence, tôt, un matin d'été. L'air est lourd et gris entre les petites maisons de pierres et de bois. Ça sent la mort. Les matins de funérailles. Ça sent l'absence et les froids au cœur. De ceux qui font figer le sang un battement sur deux, miroirs fuselés de rubis, comme des ruisseaux cristallisés.
Inhabituelle sensation pour un si chaud matin d'été que le soleil perce à peine sous la grisaille du sol.
Ça sent la mort. Les matins de funérailles. De ces matins où tout un village, chacun de ses habitants, sent en son coeur la tristesse cinglante, lancinante, de la perte. La perte d'une chose merveilleuse, si grande et fière.
Ça sent la mort. Les matisn de funérailles, ces matins chauds qui semblent si froids. Quand l'air de la mer ne suffit pas à sécher les larmes d'une Mer qui perd l'un de ses enfants.
Tout un petit village muet soutient sur lui le poids de la mort. Une baleine gît sur les galets gris de la plage.
À mi-chemin entre la mer et la terre. À mi-chemin entre sa mort et sa vie. Perdue. Errante mais immobile. Affalée de tout son long sur un suaire de pierres. Molle de sa faiblesse terrestre. Molle et triste malgré sa puissance titanesque, celle-là qui, pour ces derniers instants, soulève encore son thorax massif pour faire entrer une dernière bouffée d'air dans ses poumons gigantesques. Une démonstration vaine de force qui, à sa vue, arrache une larme, un pincement au ventre.
La grande queue plate ailée de blanc bât les vagues moutonneuses. Narguée par l'écume. Elle crit à la Mer :"Reprends-moi." Chacun l'entend ce cri, chacun.
Sauf peut-être la Mer.
Peut-être. Personne n'en est certain. Effet de la peine sur les coeurs givrés. Porter le blâme sur la Mer. La cruelle. La froide. Celle qui prend tout et qui ne laisse rien.
Mais qui ne se lassera pas de caresser de ses doigts de vagues la peau dure, lisse et noire de son bébé. Et qui crit à sa baleine, sa toute petite, "Reviens-moi". Et qui pleure sur la plage bientôt cimetiere. Personne ne l'entend, ce cri. Personne.
Sauf peut-être la baleine.
Peut-être. Elle n'en est pas certaine. Effet de la peine sur le coeur, de l'absence et du vide. À mi-chemin entre son univers et celui de la terre, elle est sourde. On ne l'entend que lorsqu'on y est submergé, la Mer. Quand chaque centimètre de peau y est cloué, fusionné, comme branché à un respirateur. Un bébé baleine encore englué au coeur de sa Mer.
Mais elle ne peut que croire, et espérer, que Mer ne l'a pas jetée, abandonnée. Et elle pleure, la baleine. On sent ses larmes sourdre, crues et aigres. S'éteindre sans pouvoir sentir les bras de Mer autour d'elle. Vide. Pleine aussi. Pleine de mort et de peur. Mourir en criant à Mer de ne pas laisser son âme à la dérive sur ces mortuaires râpes de sable rouge, à éviter de raser les carcasses tristes de crabes, de homars et de coquillages blanchis par le soleil brûlant dans la brume froide. Un champ de fleurs osseuses et coupantes.
Et Mer qui pleure de ses vagues le chagrin de la perte de son enfant.
Lourde et triste baleine. Ses côtes ne supportent plus son poids colossal, les poumons s'affaissent. On peut sentir l'aigreur du mumure mortuaire givré dans l'air, le souhait silencieux que le spectacle de mort prenne fin. La désolation se lit sur les lèvres, au coins des yeux, sur la langue. La mort a mauvais goût. Les mères serrent entre leurs bras, contre leur coeur, leur enfants emitouflés contre l'air de la mer.
Ce souffle, haleine d'un dragon gros comme le monde qui rend humide et trop fraîche la peau. Crachat d'indignation devant l'immobilité des spectateurs. Le spectable de la mort d'un être innocent, important et noble. Plus important que tous les porteurs d'yeux effarés recueillis en silence comme au rassemblement d'un culte. Ils regardent alors que son tout petit bébé sombre, seul, effrayé, loin de ses bras tourbillonnant.
Et elle souhaiterait tant, Mer, ne pas avoir à vivre encore une fois de plus la mort de ses enfants. Mais le coeur des titans est fort. Mer ne se souvient toutefois pas n'avoir jamais pleuré. Mer reste là, passive et meurtrière parfois. Larmes d'eau alées pleurées sur les plages. Et l'âme de baleine qui lentement, sans un murmure, sans un dernier rugissement de peine, s'éloigne. Mer sent les bonds délicats de l'âme sur le sable. Chacune des secousses la blesse. Si elle en avait le pouvoir, elle récupérerait l'âme perdue qui ne cesse de sanglotter dans les limbes de la plage.
Le vide comme une brume s'installe. L'âme vascille entre les coquillages et Mer se refond dans ses vagues, ses doigts griffant le sable. À force de le gruger, le sable ne formera peut-être un jour plus de plage. L'entre deux de la plage cessera d'exister, et Mer prie pour que ce jour voit revenir les âmes désolées de ses bébés enfin libérés du sable. Alors Mer rassemble tout son poids et fonce vers la plage. La submerger, récupérer trop tard l'enveloppe vide de sa petite.
La marée montante chasse les vautours, sauf une jeune femme qui vient noyer ses chevilles dans les cheveux mêlés de Mer et qui s'adresse à elle à la maniere d'un fidèle à son dieu. Et puis ce sont les genoux, les hanches, jusqu'à la poitrine et plus encore, pour qu'il ne reste que le visage perlant hors de l'eau. La jeune femme brave les aiguilles froides de l'eau glacée pour prier Mer, la supplier d'accepeter qu'elle prenne en elle l'âme perdue de la baleine. Que lui soit prêté pour une nuit le pouvoir de conception sacré. Qu'elle unisse le coeur de la baleine à celui de l'enfant qu'elle concevra.
Et Mer ne peut qu'accepter, larmoyante du bonheur que lui procure l'idée que son bébé ne sera pas hanté par la plage. Le sel, coincé dans les pores de peau maintenant sacrés, sera talisman, empreinte de Mer sur cet être de chair qui soudainement excuse toutes les erreurs terrestres.
Relâcher la jeune femme épuisée et tremblottante de froid. La laisser retourner dans son monde et voir se réaliser le souhait de Mer. La laisser se glisser entre les draps chauds sur sa peau d'eau. Les lèvres bleues cherchant celles d'un amour endormi. Les mains brûlantes parcourant la peau salée, la bénissant de vie.
Et Mer qui crie merci en sentant le poids de l'âme morte la quitter et s'installer dans le coeur non-formé d'un enfant terrestre qu'elle chérira comme le sien au même titre que les poissons agitant ses eaux.
Les mains glissant sur la peau mouillée, le goût de sel au coin des lèvres. Elle sourit en embrassant l'amour, pleine de vie. Ça sent la vie et les fleurs de rosée. Le tournesol sans été. Au matin, le corps désâmé de la baleine aura disparu, englouti par Mer.
Ça sent le rêve, les matins où on peut encore les toucher du bout du coeur.